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Tentative de définition du terme «décivilisation»

Tentative de définition du terme «décivilisation»

Un mot utilisé par Emmanuel Macron lors du Conseil des ministres du 24 mai a provoqué de nombreuses réactions. Il a comparé des faits-divers à un « processus de décivilisation ». Lundi 3 juillet, le ministre de la Justice Éric Dupond-Moretti a estimé que les violences urbaines pouvaient être comparées à un procédé décivilisationnel. Quelle est donc l’origine de cette notion sociologique récupérée en politique ?

Par  Florence Dartois - Publié le 26.05.2023 - Mis à jour le 03.07.2023
 

LE CONTEXTE.

Face à l'augmentation de la violence à l'encontre des forces de l'ordre, ou même de la multiplication des faits divers, le terme de «décivilisation» s'invite dans le débat politique. Cette notion était associée à l’extrême droite depuis que Renaud Camus en 2011 l'avait utilisée dans son ouvrage Le grand remplacement. Dans son livre, l'auteur d'extrême droite développait sa thèse d’un remplacement des Français par une population immigrée, synonyme pour lui d’une perte progressive de l’identité nationale et par là-même d’un processus de « décivilisation ».

Un terme de plus en plus repris par la classe politique française. En septembre 2022, David Lisnard, maire LR de Cannes et président de l'Association des maires de France (AMF), l'utilisait dans les colonnes du Figaro : « peut-on arrêter la décivilisation ? ». Plus récemment, le 1er mai 2023, Bruno Retailleau, président du groupe LR au Sénat, employait l'expression à plusieurs reprises face à la hausse des violences contre les forces de police : « combien de temps, combien de victimes nous faudra-t-il encore compter pour mettre un terme à ce spectacle de décivilisation ? »

Sans oublier Marine Le Pen, qui sur Cnews, déclarait le 25 mai 2023 : « je parle d'ensauvagement depuis des années et je me fais accuser de tous les maux… La "décivilisation", c'est la barbarie : Emmanuel Macron vient une fois de plus nous donner raison sur le constat ». Elle faisait référence aux propos tenus par le président de la République lors du Conseil des ministres du 24 mai concernant les violences répétées, le résultat, selon lui, d'un « processus de décivilisation ». L’Élysée a depuis démenti tout emprunt à l'extrême droite, justifiant ainsi l'emploi du terme : « Le président ne reprend pas un concept. C'est une réalité. »

Lundi 3 juillet sur France inter, c'est le ministre de la Justice Éric Dupond-Moretti qui a reconnu que les violences urbaines pouvaient être associées à un processus décivilisationnel. «Le moment qu'on vit n'est pas un moment de pacification civilisationnel. Mais on ne peut pas traiter les choses dans l'urgence», a-t-il dit.

Ce terme de « décivilisation » est apparu chez plusieurs penseurs dans les années 1930-40, lors de la montée des totalitarismes, tels Hannah Arendt ou le sociologue Norbert Elias. Ce dernier qui avait perdu ses parents dans des camps de concentration (son père avait été tué à Breslau, sa mère à Auschwitz), a ensuite passé sa vie à tenter de décrypter les causes profondes de l'aberration nationale-socialiste et de comprendre pourquoi le nazisme était apparu en Allemagne. La notion de « décivilisation » était donc intimement liée chez lui à la montée du nazisme. Il avait livré ses conclusions dans un ouvrage intitulé : Les Allemands, avec en sous-titre : Évolution de l'habitus et luttes de pouvoir aux XIXe et XXe siècles, paru en 1989, à la fin de sa vie.

LES ARCHIVES.

Cet ouvrage majeur a été réédité en 2017. À cette occasion, dans « Le tour du monde des idées » sur France Culture, Brice Couturier revenait sur la notion de « décivilisation » évoquée dans cet essai analysant les phénomènes sociaux et culturels à l'origine de l'idéologie nazie.

L’ouvrage de Norbert Elias répondait à des critiques de lecteurs sur le fait que le « processus de civilisation par l'autocontrôle des pulsions agressives » qu’il avait théorisé, n'avait pas empêché le déchaînement de violence des deux guerres mondiales et l'avènement du nazisme. Devait-on en conclure qu'un processus de « décivilisation » avait succédé à son fameux procès de civilisation ?

Le livre Les Allemands répondait à cette interrogation et dans cette chronique audio, Brice Couturier énumérait ses arguments pour expliquer le lien entre le processus de « décivilisation » ou de relâchement et la débauche de violence qui suivit. Brice Couturier expliquait qu'Elias constatait un assouplissement des règles sociétales et soulignait que cette « fluidité » déstabilisait autant qu'elle émancipait. Sans relier directement ce « grand relâchement » à la montée de la violence et du nazisme, il donnait une clé de compréhension des mécanismes en jeu.

Brice Couturier citait un passage éclairant de son livre : « Je me suis posé au début la question de la civilisation comme un problème tout personnel quant au grand effondrement du comportement civilisé, à la grande poussée de barbarisation, qui se sont produits en Allemagne, sous mes yeux, comme quelque chose de tout à fait inattendu (…) Il y eut effectivement dans le national-socialisme, une tendance latente à se laisser aller, au relâchement de la conscience morale, à la grossièreté et à la brutalité. Au début, elle se manifestait surtout au niveau des comportements informels ».

L’auteur expliquait ensuite que ce laisser-aller avait été vivement encouragé, voire exigé, par le parti nazi, et finalement adopté dans les relations formelles, « car c'est bien le groupe dirigeant du régime qui donna le signal d'un relâchement général de la contrainte civilisationnelle », précisait Brice Couturier. La notion de « décivilisation » était dans l’esprit d’Elias intimement lié à l’histoire de l’Allemagne, mais il ne l'appliquait pas à l’ensemble de l’histoire de l’Occident.

D'autres penseurs, philosophes ou sociologues, ont également réfléchi sur cette notion essentiellement associée au travail de Norbert Elias. Nous vous proposons d'écouter ci-dessous quelques réflexions complémentaires sur le sens et les conséquences de la « décivilisation ».

Décivilisation chez les Hopis et dans un village français

Le 9 janvier 1980, dans l'émission radio « Panorama », l'ethnologue Pascal Dibié, auteur du livre Le village retrouvé, décrivant le quotidien de Chichery, un village de Bourgogne, également auteur d'une étude sur « l’éthnocide » des indiens Hopis et Pascal Bouchard, auteur du Nouveau dictionnaire cauchois, partageaient leurs réflexions sur le passéïsme et le refus du changement de culture, avec la peur de la « décivilisation » en contre-point.

Violence et décivilisation

Le 5 novembre 2007, dans l’émission « Le Grain à moudre » de Brice Couturier, toujours sur France Culture, Enzo Traverso, maître de conférences en sciences politiques à l'Université de Picardie, auteur de A feu et à sang : de la guerre civile européenne, 1914 1945, analysait la notion de « décivilisation » et l’impact qu’elle avait eu à cette période. Il expliquait certains traits de la crise européenne qui avait conduit à la montée des fascismes à partir de 1914.

Selon lui, cette notion ne saisissait qu’un aspect du problème. La violence n'était pas un symptôme de la décivilisation, elle faisait partie intégrante de la civilisation. Selon lui, les violences totalitaires étaient avant-guerre, « un mélange extraordinaire de violences chaudes, portées par la passion, la haine, le fanatisme et l’idéologie », se nourrissant de cette rupture des barrières de la civilisation (non seulement la montée du nazisme en Allemagne, mais aussi toutes les guerres civiles se déroulant en Europe occidentale à partir de 1917).

Ces violences se combinaient avec une autre violence, qui n’était pas un produit de la « décivilisation », malgré les apparences, mais plutôt « un produit de la dialectique de la raison », un produit de la civilisation elle-même « dans ses dimensions les plus sombres, mais une violence qui implique certains acquis du processus de civilisation – ce que prônait Elias – une violence qui aurait intégré la rationalité technique du monde moderne, la rationalité productive et administrative (…) et même une division du travail qui implique une déresponsabilisation éthique des acteurs sociaux » (qui permettent la bombe atomique ou les camps d’extermination).

« Décivilisation » : un danger pour la démocratie

Dans l’émission de France Culture « Hors champ », présentée par Laure Adler le 17 octobre 2013, Achille Mbembe, historien de l’Afrique et théoricien du post-colonialisme, abordait la « décivilisation » sous le prisme de sa dangereosité pour l'équilibre de nos sociétés. À ses yeux, elle était bien présente dans l'ensemble des sociétés et menaçait la démocratie : « notre civilisation court le risque d’être engagé dans un procès de décivilisation et la décivilisation va de pair avec la démocratisation »

Selon lui, ce phénomène était profond et touchait de nombreux pays. Il lançait un avertissement et appelait à prêter plus d'attention aux petits signaux d'alerte : « il faut ramener ces mouvements de surface spectaculaires, il faut les relier à une lame de fond, qui si elle n’est pas contenue, risque de nous plonger tous dans des situations dont on pensait qu’elles ne se reproduiraient plus jamais sur notre planète ».

L'historien expliquait l'origine du mouvement de décivilisation, sorte de déshumanisation orchestrée : « c’est le résultat d’un modèle économique, qui dans sa pulsion illimitée, cherche à effacer la frontière que nous avions coutume d’instituer entre l’humain et l’objet. La disparition, l’effacement de cette frontière, ouvrira la voie au processus de décivilisation et ouvrira la voie à un recul dramatique de cette forme de "mis ensemble", du vivre-ensemble que nous avons appelé la démocratie. »

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